« Gagner ce voyage est la meilleure chose
qui me soit jamais arrivée »
Jack Dawson
Titanic est un film réalisé par James Cameron sorti en 1997. Il était à sa sortie le film le plus onéreux de l’histoire du cinéma avec 200 000 de dollars et celui qui a battu le records d’audiences avec 128 millions d’entrées aux États-Unis, 21,8 millions en France et 17,2 millions en France. Ses recettes s’élèvent à 1 845 034 188 $. Il a également été encensé par la critique et a reçu 8 oscars dont celui du meilleur film. Cette œuvre cinématographique est donc majeure au sein de la culture occidentale. Titanic est une romance puisqu’il met au centre de son scénario une histoire d’amour entre une homme et une femme. L’un d’eux meurt, ce qui fait de lui une romance dramatique. Par delà l’aspect romantique du film, on a affaire avec Titanic à une mise en scène de la société dans son ensemble dans laquelle la romance occupe une place centrale. Le genre cinématographique peut donc être qualifié de drame romantique. L’audience de ce film et sa place dans la culture populaire en font un film pertinent à analyser et le synopsis le rend intéressant à analyser à travers un prisme sociologique. En effet, comme nous allons le voir, Titanic est une allégorie sociale, une mise en scène de la société de classe. Le présent écrit relèvera deux défis : le premier sera de faire la démonstration de la possibilité d’une analyse cinématographique sous un prisme sociologique, le deuxième sera de montrer que les positions prises par le film sont un facteur possible de changement social. Ce double défi sera relevé en deux sections : la première s’attardera à produire une analyse interne du film en commençant par exposer les éléments présentés par le film puis en montrant comment le film adopte une perspective critique par rapport à ce qu’il met en scène. Dans la deuxième section le film sera mis en relation avec des œuvres du même genre afin d’être replacé dans un contexte socio-culturel cinématographique après quoi nous défendrons l’idée selon laquelle le produit culturel est à l’origine d’une conscience collective.
1- Analyse cinématographique
I- Le RMS Titanic, une allégorie de la société aristocratique conservatrice
Le RMS Titanic, du nom du paquebot, est une matérialisation physique de la société du début du XXème siècle. On peut en effet distinguer trois classes sociales réparties selon les différents étages du paquebot : l’étage du haut est réservé aux passagers de première classe où séjournent les classes supérieures les plus riches et dont les codes sociaux distinguent cette classe des classes inférieures. Cet étage est richement décoré, à l’image des goûts culturels de la classe supérieure. L’étage du dessous, plus modeste, est occupé par les classes populaires et les cales du bateau sont occupées par les classes laborieuses. C’est là que se trouve la machinerie qui permet au bateau d’avancer et où l’on trouve la classe des prolétaires qui travaillent dans des conditions exécrables pendant que les plus riches jouissent de la croisière. Les images montrant les ouvriers travaillant à faire avancer le bateau évoquent les images de la société industrielle du XIXème où les prolétaires exerçaient un travail harassant. La répartition spatiale des passagers est fortement marquée socialement. Cette répartition est évoquée à plusieurs reprises, dans les dialogues et différentes scènes du film. Nous avons donc au sein du Titanic un marquage spatial qui fait office de marquage social.
Le paquebot est présenté comme un bâtiment à la pointe de la technologie, le plus grand et le plus luxueux de son époque, mais aussi le plus solide et le plus indestructible. On peut noter plusieurs références à travers le film à sa supposée insubmersibilité, ne serait-ce que lors de la scène de montée à bord où Caledon (Billy Zane) déclare que « Dieu lui-même ne pourrait pas couler ce bateau », symbole de l’arrogance d’une aristocratie qui croit son ordre social indestructible. Plusieurs éléments dans le film témoignent de l’ordre social figé, ou du moins considéré comme tel par les différents passagers. La barrière est représentée physiquement par les étages, le premier n’ayant été accessible à Jack (Leonardo DiCaprio) que sur invitation de la famille de Rose en remerciement. Les barrières sont aussi matrimoniales comme en témoigne la réplique de l’ami de Jack qui aperçoit Rose penchée à la balustrade à l’étage du dessus : « Oublie-là. T’as plus de chance de voir des anges te sortir du trou de balles que de fréquenter une fille comme ça ». Réplique que l’on pourrait comparer à celle prononcée par le Christ lorsqu’il dit qu’« Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche de rentrer dans le royaume de Dieu. » (Matthieu, 19:24). Cette réplique témoigne de schèmes de pensée ayant intégré, naturalisé les barrières sociales dans une société de forte homogamie. Jusqu’à l’accident, ces barrières sont considérées comme allant de soi puisqu’inscrites dans l’espace physique et apparaissent les plus révoltantes aux yeux du spectateur lorsqu’elles sont placées sous formes de grillages destinés à empêcher les passagers de la troisième classe d’accéder aux canots de sauvetage. Un autre détail témoigne d’un ordre considéré comme à jamais figé est les goûts artistiques de l’aristocratie dominante, en particulier ceux de Caledon devant la collection de Rose. En effet, il déclare « Un certain Picasso. Il ne fera jamais parler de lui, jamais, croyez-moi ». Cette réplique a pu paraître humoristique en 1997 et encore aujourd’hui au vu de la renommée de cet artiste aujourd’hui, elle est pourtant chargée de sens, tant en matière d’habitus qui conditionne les schèmes de perception, de théorie des champs, de violence symbolique que de barrières et de domination.
Nous choisissons d’employer le terme d’aristocratie dans ce présent cadre car nous lui trouvons deux signification pertinentes : la première étant sa domination sur le reste de la société, associée à la noblesse d’Ancien Régime et la deuxième étant le caractère naturalisant de ses différences d’avec les classes populaires. Nous ferons abstraction dans ce présent cadre de sa référence au régime royaliste. Le RMS Titanic est à l’image de la société aristocratique de l’époque, luxueuse, arrogante, sûre d’elle-même. On observe à plusieurs reprises les opérations de mise à distance du commun, notamment, une scène se focalise sur une mère et sa fille où celle-ci apprend à se tenir assise et à manipuler sa serviette. L’éducation, nous explique E. Goblot est constituée de subtilités auxquelles il faut avoir été éduqué pour pouvoir les reproduire et dont le but est de donner les apparences de la vertu, monopole de l’élite auxquelles les personnes qui les pratiquent revendiquent l’appartenance. La bourgeoisie exagère et exacerbe des techniques du corps arbitraires, en fait des représentations collectives distinctives. Les habitus et les hexis corporelles sont mises en scène de façon flagrante, en particulier lors de la réception des passagers de première classe à laquelle est invité Jack. Celui-ci en arrivant dans le hall s’appuie sur un pilier comme il a l’habitude de le faire et, observant les personnes qui l’entourent se met à imiter leurs faits et gestes, leur port de corps, leur façon de serrer la main jusqu’à l’arrivée de Rose. Une scène qui peut nous rappeler l’expérience de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot en grande bourgeoisie de laquelle sont ressorties des descriptions détaillées de leur manière de se tenir, en mettant en avant l’opposition debout/avachi, cette opposition qui distingue le Gentleman de l’homme vulgaire. En cette matière, l’aristocratie sait faire valoir sa supériorité comme en témoigne le court dialogue entre « Cal » et Jack : « - Vous passeriez presque pour un gentleman ! - Presque. » Le film n’est d’ailleurs pas en reste en terme de violence symbolique, puisque l’aristocratie semble vouloir, d’après Jack, rappeler aux couches inférieures la place occupée par chacun dans la société. Cette conversation entre Jack et un autre passager illustre cet usage de l’espace à des fins de séparatisme social et physique au passage de plusieurs chiens : « -Ah, ça c’est typique. On descend les chiens de première classe pour qu’ils chient ici. -Pour qu’on sache quel rang on occupe dans l’ordre des choses ? -T’as peur d’oublier ?». Toute cette aristocratie s’incarne à travers le personnage de Caledon Hockley (Billy Zane), archétype de cette société arrogante, élitiste et conservatrice. Fiancé de Rose, il est la personnification de ce que Rose hait et ce que le film critique.
"-Vous passeriez presque pour un gentleman! -Presque."
Mettre le vulgaire à distance et se distinguer (1)
Mettre le vulgaire à distance et se distinguer (2)
Mettre le vulgaire à distance et se distinguer (3)
II- Une perspective critique
Le film adopte une perspective critique quant à cette société conservatrice. Cette perspective s’articule autour de trois personnages qui amènent à remettre en cause les mœurs des classes supérieures, enfin, la critique atteint son paroxysme avec l’accident qui fait voler en éclat l’ordre social que les aristocrates croyaient si solide. Rose (Kate Winslet) est une jeune femme bien élevée de l’aristocratie promise en mariage à un homme riche dans le but d’assurer la survie financière de sa famille. Par delà ses apparences de fille distinguée, elle bouillonne de l’intérieur, de vie et de désir d’autre chose. « C’était le paquebot de rêve. Pour tous les autres. Pour moi, c’était un négrier. Qui me ramenait enchaînée en Amérique. Extérieurement j’étais tout ce que doit être une jeune fille bien élevée, intérieurement, je hurlais. ». La jeune femme se sent enchaînée par des conventions mais aussi et surtout par une domination masculine qui fait d’elle l’objet central d’une économie de biens symboliques dont la fonction est selon P. Bourdieu de perpétuer ou d’augmenter le capital symbolique et social des hommes. Caledon l’affirme en ces termes «Vous allez me faire honneur comme une femme doit faire honneur à son époux » ( d’ailleurs, le diamant qu’il lui offre ne sert-il pas à faire d’elle la vitrine de son capital économique?) et si on pousse la logique de la perpétuation des capitaux, sa fonction est ici de perpétuer le capital non seulement symbolique des hommes – ici de sa mère en l’occurrence – mais aussi économique car sa mère lui dit que « notre situation est des plus précaire » et que « le fils Hockley est un très bon parti. Ton mariage assurera notre survie ». Il est intéressant de noter que durant cette scène, la mère de Rose lui attache un corset en serrant fortement, comme pour illustrer physiquement la situation dans laquelle se trouve la jeune femme.
Rose DeWitt (Kate Winslet)
Jack est un artiste vivant une vie de bohème. Il se laisse porter aux quatre coins du monde en fonction des opportunités (comme par exemple en gagnant son billet au poker). Il incarne le goût du nécessaire, goût des classes dominées et dégoût des classes dominantes. Son statut d’artiste auquel est associé un genre de vie vient comme en opposition lors du dîner au genre de vie des classes supérieures. Le dialogue suivant est assez éloquent : « Et vous trouvez cette vie sans attache amusante, je présume ? » (ton méprisant de la mère de Rose et regard désapprobateur de Molly) « Mais oui, madame, j’ai tout ce qu’il me faut, de l’air dans mes poumons... ». Cette scène semble être une illustration des propos suivants de Bourdieu : « Le style de vie artiste est toujours un défi lancé au style de vie bourgeois dont il entend manifester l’irréalité, voire l’absurdité, par une sorte de démonstration pratique de l’inconsistance et de la vanité des prestiges et des pouvoirs qu’il poursuit » (Bourdieu, 1979, p. 61).
Jack Dawson (Leonardo DiCaprio)
Molly (Kathy Bates) est une transfuge sociale, une parvenue pour le dire en des termes plus vulgaires dont le mari s’est enrichi lors de la Ruée vers l’or. Elle fait le lien entre les deux amoureux. Elle a accédé au niveau social de l’aristocratie sans en avoir acquis l’habitus tant en manière de faire que de penser. Elle est la preuve vivante qu’il est possible de se déplacer dans l’espace social, une remise en question des manières de penser conservatrices de la classe dominante. Pour le dire en des termes plus sociologiques, son statut social est non-congruent d’après le concept de G. Lenski, cela veut dire que les différents capitaux sociaux qui confèrent chacun différents statuts sociaux sont en quantité inégale chez une personne. Lenski explique un certain conservatisme politique par la congruence des statuts en opposition au progressisme qu’il explique par leur non congruence. Pour aller plus loin, on peut citer Tocqueville et De la démocratie en Amérique pour dire que c’est la mobilité sociale dont Molly est l’incarnation qui est à l’origine du changement.
Margaret "Molly" Brown (Kathy Bates)
Les mœurs conservatrices sont critiquées pour leur aspect restrictif, leur domination masculine et pour leur hypocrisie. Concernant l’aspect restrictif il s’agit essentiellement de restriction a des pratiques progressistes ou culturelles à travers lesquelles peuvent se manifester un aspect jouissif. Par exemple, après le dîner, Jack conduit Rose à l’étage du dessous en ces termes « Voulez-vous aller dans une vraie fête ? » où a lieu une fête folklorique irlandaise où l’on danse, boit de la bière et joue au bras de fer, bref où l’ambiance est plus dévergondée. La domination masculine est elle aussi critiquée, cette fois-ci par Molly lors d’un déjeuner où Rose s’allume une cigarette sous la désapprobation de sa mère. Cal la lui éteint et commande de l’agneau pour eux deux avant de se tourner vers elle pour lui demander « vous aimez l’agneau mon cœur ? ». La femme est ici infantilisée, considérée comme éternellement mineure, dans le besoin d’être assistée par les hommes jusque dans ses besoins les plus élémentaires. Ce que Molly ne manque pas de souligner en ironisant « Vous devriez lui couper sa viande, pendant que vous y êtes, Cal ». Le film fait une opposition entre cette mentalité et la possibilité pour les femmes d’être à égalité avec les hommes lors de ce dialogue entre Rose et Jack : « - Apprenez-moi à monter à cheval comme un homme ! - Et à chiquer du tabac comme un homme ! » L’hypocrisie apparaît lors du dîner par une mise en opposition entre les mœurs superficiellement raffinées et secrètement immorales ou dévergondées. Ici c’est Rose qui s’empresse de les souligner en désignant quelques passagers : « C’est l’homme le plus riche de ce bateau. Sa jolie petite femme Madeleine a mon âge et elle est dans une situation délicate. Regardez comme elle essaie de le cacher. Un vrai scandale ». Ou encore : « Et là c’est M. X et sa maîtresse, Mme Y. Mme X est à la maison avec ses enfants, bien sûr. » Enfin, « Et là c’est … . Elle crée de la lingerie coquine parmi ses nombreux talents. Elle est très populaire chez les aristos. ». (notons que Rose emploi le terme « aristo » pour parler des gens de son milieu social : signe de distanciation vis-à-vis de ses pairs?) Cette scène permet le désenchantement de l’aristocratie comme classe à la morale distinguée décrite par Goblot.
Une soirée d'aristocrates
Une soirée où l'on sait s'amuser
Lorsque le paquebot sombre en heurtant l’iceberg, l’évènement apparaît métaphoriquement comme le renversement de l’ordre social que l’aristocratie croyait indestructible. Toutes les classes sociales se retrouvent à égalité devant la mort et c’est là que les privilèges disparaissent. Cal, qui a corrompu un personnel d’équipement afin qu’il enregistre ses bagages à sa place au début du film glisse un nouveau pot-de-vin afin de monter dans un canot de sauvetage. Finalement, le personnel d’équipement lui jette ses billets à la figure ainsi qu’un cinglant « Votre argent ne vous sauvera pas plus qu’il ne me sauvera moi ». Les barrières placées physiquement devant la troisième classe afin de la retenir à l’écart des canots pour lesquels la première classe est prioritaire volent en éclat sous l’action de Jack et de ses compagnons qui se saisissent d’un banc pour défoncer la grille. Le personnel d’équipage ne parvient plus à maintenir l’ordre, des gens courent dans tous les sens, se mélangent les uns aux autres. Les barrières sociales volent en éclats et les privilèges disparaissent, tenus en respect par la mort qui, elle, est universelle. Seul l’amour reste intangible face à la mort. Quand vient le moment pour Rose de monter dans un canot afin d’échapper au déluge, elle refuse d’y rester, saute, ne pouvant se résoudre à abandonner Jack à une mort certaine, préférant y laisser sa vie plutôt que de laisser son bien-aimé perdre la sienne. Le dessin de Rose portant à son cou le Cœur de l’Océan fait par Jack sera d’ailleurs la seule chose retrouvée par les chercheurs de trésors de l’époque contemporaine alors qu’ils croyaient trouver le diamant. Seule chose retrouvée intacte, ce dessin est le témoin pour les générations à venir du caractère impérissable de l’amour, traversant les âges en voyant périr les vanités mondaines.
Allégorie du changement social
Effondrement des privilèges
Seul l'amour véritable survit à l'érosion du temps.
2- Le produit culturel au service du changement social
I- Un panel cinématographique au service de la critique sociale
Dans le même genre cinématographique que Titanic, le drame on retrouve des thématiques similaires qui sont critiquées par les différents films dont elles font l’objet. Nous allons comparer Titanic, à deux autres œuvres cinématographiques. Les œuvres choisies sont largement réparties dans le temps. Nous les avons choisies pour montrer que les populations occidentales sont exposées à ces contenus depuis de nombreuses décennies. Pour la première, nous avons choisi Douze hommes en colère (Twelve Angry Men) de Sydney Lumet avec Henry Fonda sorti en 1957 dont voici le synopsis Allociné : « Un jeune homme d'origine modeste est accusé du meurtre de son père et risque la peine de mort. Le jury composé de douze hommes se retire pour délibérer et procède immédiatement à un vote : onze votent coupable, or la décision doit être prise à l'unanimité. Le juré qui a voté non-coupable, sommé de se justifier, explique qu'il a un doute et que la vie d'un homme mérite quelques heures de discussion. Il s'emploie alors à les convaincre un par un. ». Pour le deuxième nous avons choisi Assassination Nation de Sam Levinson sorti en 2018. Voici le synopsis Allociné : « Lily et ses trois meilleures amies, en terminale au lycée, évoluent dans un univers de selfies, d’emojis, de snapchats et de sextos. Mais lorsque Salem, la petite ville où elles vivent, se retrouve victime d’un piratage massif de données personnelles et que la vie privée de la moitié des habitants est faite publique, la communauté sombre dans le chaos. Lily est accusée d’être à l’origine du piratage et prise pour cible. Elle doit alors faire front avec ses camarades afin de survivre à une nuit sanglante et interminable. ». Les deux films sont du genre dramatique et sont comparables en certains points avec Titanic.
Douze hommes en colère est une critique du déterminisme social essentialiste envers les personnes issues des catégories populaires que l’on considère souvent trop facilement portées naturellement au crime. Plusieurs points communs peuvent être mis en évidence. D’abord un aspect de forme : Douze hommes en colère est un huis clos, Titanic se passe sur un bateau. Les membres du jury sont tous issus de milieux sociaux différents tandis que le présumé coupable est issu d’un milieu défavorisé. Nous avons là deux microcosmes sociaux dans lesquels on retrouve un système de classe. Autre point commun : vers le milieu du film a lieu un renversement de l’ordre social lorsque la proportion de votes « non coupable » passe de minoritaire à majoritaire. Ce renversement, exprimé symboliquement dans Titanic par l’accident naval trouve une expression symbolique dans Douze hommes en colère à travers d’une part le changement météorologique (il se met à pleuvoir) et par le ventilateur qui se met à tourner, symbolisant le mouvement social et la mobilité. Le jeune homme est victime de préjugés essentialistes qui font de lui un coupable présumé : « Je crois que nous posons mal le problème. Ce garçon est le produit d’un foyer brisé et d’un milieu pourri, on n’y peut rien. (...) Il est né dans un faubourg sordide où se développe la graine des criminels, nous savons tous cela. C’est connu, les enfants élevés dans ce milieu sont une menace pour la société. ». Jack Dawson a été accusé à plusieurs reprises. La première fois sur le pont du bateau après avoir sauvé Rose et la deuxième par Caledon pour l’éloigner de Rose en faisant croire qu’il avait volé le diamant. Les deux films critiquent l’essentialisme de classe et l’ordre social figé qui font des uns les éternels dominants et des autres d’éternels coupables.
Assassination Nation a une démarche originale, puisqu’elle passe par le numérique pour dénoncer les conséquences d’un conservatisme social arriéré. Dans un monde totalisé par le numérique où les pratiques de chacun peuvent être révélées au grand jour, un piratage de masse révèle des données privées sur des habitants de la ville de Salem. Très vite, le film nous fait comprendre que le l’ordre public ne peut rien faire pour protéger les données de la population. La police déclare ne rien pouvoir faire face à cette fuite de données massive. « -Et personne ne peut arrêter ces vidéos ? -Malheureusement, monsieur, c’est très difficile d’arrêter internet ». Le film écarte rapidement par là la thématique de la protection des données numériques pour se consacrer à celle des mœurs et de la tolérance. La partie républicaine de Salem ne peut tolérer l’existence de certains choix de vie, de certaines pratiques, de certaines orientations sexuelles. Tous sont soudain au courant de ce qui se passe dans la vie des autres. Tout d’abord, ce sont des clichés du maire de la ville, républicain anti-LGBT qui circulent sur internet le montrant habillé de sous-vêtements féminins. Suite au scandale que cela provoque, celui-ci mettra fin à ses jours en publique. La ville sombre dans un tourbillon de vengeance et d’expiations. Les quatre jeunes filles sont rapidement recherchées afin d’être tuées, accusées d’être à l’origine de cette fuite. Selon l’héroïne, il ne s’agit pas de vengeance pour ce qu’elle aurait fait, mais pour ce qu’elle est et représente : le libertarisme sexuel (entendons par libertarisme sexuel toute forme de pratique progressiste liée à la sexualité tel que l’homosexualité, la transidentité, etc.). « Qui va regarder la photo d’une fille nue et immédiatement se dire : yo, faut que je tue cette pute ? Beaucoup plus de gens que vous croyez ». Les quatre jeunes filles sont en effet très court vêtues et manifestent de forts penchants pour tout ce qui a trait à la sexualité. L’une d’elle est transsexuelle. Ce que ce film tente de nous faire comprendre est que d’une part, il est impossible de contrôler la circulation des données, ensuite que le problème lié à la vie privée se situe dans l’intolérance vis-à-vis des pratiques les plus progressistes au sens du libertarisme sexuel. En effet, si chacun avait accepté et reconnu comme légitimes certaines pratiques, la ville n’aurait pas sombré dans le chaos. Il s’agit là d’une critique d’un certain conservatisme – il s’agit ici du républicanisme – tout comme dans Titanic on retrouve une critique du conservatisme restrictif vis-à-vis du choix du conjoint, des pratiques progressistes, des goûts culturels. Si nous faisons la synthèse de ces trois films, nous avons là une critique globale du conservatisme et une promotion du progressisme et du changement social. Cette critique sociale peut se comprendre sous la forme d’opinions, concept emprunté à J. Stoetzel qu’il faut comprendre comme une adhésion à une certaine formule plus ou moins nuancée qu’on peut énoncer en face d’un problème (par exemple le choix du conjoint). Nous avons présenté un panel de films datant de différentes époques, tous prônant des messages similaires et cohérents entre eux. Trois films auxquels pourraient s’ajouter d’autres films prônant des valeurs comparables, tel que la série Rocky (John G. Avildsen) qui fait la promotion de l’ascenseur social, Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? (Philippe de Chauveron, 2014), critique vis-à-vis des barrières éthnico-religieuses, etc. Nous pouvons dès lors envisager l’idée que plusieurs générations ont baigné dans un environnement culturel prônant des idées progressistes.
II- L’influence sur les schèmes de pensée
Les Français sont les plus grands consommateurs d’Europe en termes de cinéma. « La France demeure en 2018 le premier marché européen du cinéma avec le niveau le plus élevé de fréquentation : Grande Bretagne 176 millions, Allemagne 90 millions, Espagne 92 millions, Italie 79 millions. « peut-on lire sur le site du Centre National du Cinéma (CNC). En 2015, 66 % des Français ont fréquenté les salles de cinéma, 1 spectateur sur 3 s’y est rendu au moins une fois par mois. L’ensemble de la population cinématographique s’y est rendue en moyenne 5 fois. Les Français étaient 67 % à s’être rendus dans les salles obscures en 2014, 63 % en 2013. Tous les âges sont représentés dans la population cinématographique. La fréquentation des cinémas a augmenté en trente ans. Rappelons à ce titre que l’audience que Titanic reçut à sa sortie battit des records d’audience et est à ce jour un des films les plus vus au monde. Cependant nous ne disposons pas des audiences de télédiffusion. En 2017, l’investissement publicitaire pour les films français bénéficiant d’une promotion s’élevait à 772 000 euros et de 2,2 millions d’euros pour les films américains que cela concerne les campagnes dans la presse, les investissements publicitaires, les bandes annonces en cinéma ou l’affichage. Tous ces chiffres concernent seulement la fréquentation des salles de cinéma et des études concernant la pratique cinématographique à domicile tant télévisuelle que sur supports d’enregistrement (DVD, blu-ray, etc) seraient les bienvenus afin de mesurer l’ampleur de l’importance des produits cinématographiques dans la vie des individus.
Le cinéma est une pratique sociale courante qui diffuse sans la moindre peine des contenus culturels tels que ceux décrits plus haut. Ces produits culturels, nous l’avons montré, sont porteurs d’opinions et sont présents de manière diffuse dans la population, participant ainsi à la création d’un environnement culturel et donc à des conditions d’existence partagées par un grand nombre d’individus. Dans ces conditions d’existence, les individus sont exposés régulièrement à des contenus culturels qui induisent chez eux des attitudes à comprendre comme des dispositions mentales qui rendent le sujet plus ou moins favorable à certaines coutumes, à certaines personnes, à certains événements, à certaines idées, et le prédispose à agir conformément aux préférences ou aux répulsions que cela fait naître en lui. En d’autres termes, les individus sont plongés dans des systèmes de dispositions structurées structurant chez eux des schèmes de pensée durables et transposables. Les spectateurs, en étant exposés aux contenus cinématographiques développent des opinions conformes au contenu culturel qui leur est diffusé. Ils seront dès lors plus sensibles aux questions sociétales traitées au cinéma, manifesteront des opinions penchant dans un sens orienté par le cinéma. Il seront plus favorables à l’hétérogamie sociale comme phénomène social et seront plus distants vis-à-vis du conservatisme de classe. L’influence du cinéma sur les opinions peut certes s’avérer difficile à saisir. Il est difficile d’évaluer à une aussi grande échelle l’influence d’un facteur aussi particulier que les contenus cinématographiques sur les individus à une échelle aussi qualitative que leurs schèmes de pensée, néanmoins, la réception d’Hélène et les garçons a pu être observée sur les enfants et adolescents spectateurs. En effet, les filles manifestent des formes d’identification en se mettant en scène dans des jeux de rôle, en rejouant les scènes des épisodes de la série ou encore en s’identifiant parmi une communauté de fan. Les spectateurs s’identifient au sein d’une « conscience collective » qui fait souscrire le corps social à des valeurs de manière quasi-unanime. « Et ces valeurs reflètent à leur tour les positions que la société adopte face aux problèmes qui se posent à elle. » (Marcel, 1998).
Titanic est une œuvre cinématographique d’envergure mondiale, un produit culturel commun à l’humanité qui véhicule des idéaux de mobilité sociale à travers le couple hétérogame. Titanic pose le discrédit sur un ordre social figé mais révolu qui met des barrières aux choix conjugaux et enferme les femmes dans des carcans patriarcaux. Il fait partie d’un ensemble d’œuvres dramatiques critiquant les ordres sociaux figés au sein d’un cinéma globalement progressiste. Le cinéma est une pratique sociale répandue et diffuse au sein de la société qui véhicule des positions (opinions) dans lesquelles les individus baignent de leur naissance jusqu’à leur mort depuis plusieurs générations. La pratique du cinéma n’a fait que s’étendre et gagner en importance depuis son invention en 1895. Il est à l’origine de produits culturels qui font référence auprès de la plus grande partie de la population et qui donc participent à la formation d’une « conscience collective ». Les produits culturels dans leur ensemble font partie de la société et représentent en cela des phénomènes objectifs à l’origine de phénomènes sociaux observables. La musique, par exemple est à l’origine de phénomènes vestimentaires, d’une culture et d’une philosophie. Les Beatles, s’adressant aux teenagers issus du baby-boom furent par exemple à l’origine d’une culture « jeune » en Grande-Bretagne comme le montre l’article de Sarah Pickard « Les Beatles et la naissance de la culture jeune en Grand-Bretagne ». Nous pouvons dès lors nous ouvrir à une sociologie de la culture envisagée comme chose à l’origine de croyances et de pratiques.
Bibliographie
Bourdieu, P, La Distinction, Les éditions de Minuit, 1979, Paris ; La Domination masculine, Seuil, 1998 ; Esquisse pour une théorie de la pratique, Seuil, 2000, Paris ; « Structures, habitus, pratiques », Le Sens pratique, Les éditions de Minuit, 1980, Paris
Goblot, E, La Barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne, 1984, Paris
Marcel, J.-C., « Jean Stoetzel élève de Maurice Halbwachs: les origines françaises de la théorie des opinions », Les classiques des sciences sociales, 1998
Pasquier, D., « Identification au héros et communautés de téléspectateurs : la réception d’« Hélène et les garçons » », Hermès, La Revue, 1998/1 n°22, pp. 101-109
Pinçon, M. et Pinçon-Charlot, M., « l’hexis corporelle comme marqueur social », Voyage en grande bourgeoisie. Journal d’enquête, Quadrige, 2015, Paris
Gansemer, M., Millery, E., Pirad, T. et al, Chiffres clés. Statistiques de la culture et de la communication, 2016, 2017, Ministère de la culture et de la communication
Filmographie
Cameron, J., Titanic, 20th Century Fox, Paramount Pictures, Lightstorm Entertainment, 1997
Levinson, S., Assassination nation, Bron Studios, Foxtail Entertainment, Phantom Four, 2018
Lumet, S., Douze hommes en colère, Orion-Nova Productions, 1957
Sitographie
http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=4063.html
http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=255065.html
Douze hommes en colère, wikipédia
https://www.cnc.fr/professionnels/actualites/frequentation-des-salles-de-cinema--2005-millions-dentrees-en-2018_903437